12.5.06

Etranger partout

Si nous classons les hommes en trois catégories : ceux qui se sentent étrangers loin de chez eux, ceux qui se sentent étrangers chez eux et ceux qui se sentent étrangers partout, il faudrait classer les exilés dans cette troisième catégorie, des trois la plus inconfortable. Etre perçu comme «autre » partout où l’on va, est, en effet, une expérience que nombre d’exilés font ou ont fait, surtout lorsque après un long exil ils retournent dans un pays qu’ils ne reconnaissent plus comme étant le leur et où ils sont accueillis comme des étrangers.

La souffrance et le rejet en sont les réactions les plus immédiates, mais il se peut qu’au-delà de cette commotion initiale, les notions de « chez soi », et par conséquent d’ « étranger » perdent leur sens habituel pour en prendre un autre infiniment plus complexe. Pour le sujet ce sens nouveau est souvent difficile à formuler, car il comprend l’ensemble de son parcours sans forcément déboucher sur une idée qui le résume.

C’est probablement là que la littérature à un rôle à jouer. En retraçant l’expérience d’un ou plusieurs exilés, le roman peut parvenir à nous donner une idée de cette absence radicale de chez soi qui caractérise l’exil.

Contretemps est le fruit de cette expérience. D’abord à titre individuel car ce livre a été écrit à un moment de ma vie où il me devenait urgent de savoir qui j’étais. Ensuite à titre collectif, dans la mesure où je savais que la réponse passait forcément par le cataclysme qui représenta pour nous, Chiliens, le coup d’état de 1973. Un cataclysme qui toucha au moins trois générations, la dernière étant née après le putsch.

Quand on passe des idées à la littérature, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu d’exil, mais des exils, très différents les uns des autres. C’est seulement lorsqu’on creuse très profondément l’expérience d’un exil particulier que l’on peut déceler ce que tous les exilés partagent, mais seulement en profondeur, au bout d’un long travail de forage.

Contretemps n’est pas la transcription de mon expérience d’exilé, mais la construction imaginaire qui m’a permis aller au plus profond de cette expérience. Une œuvre d’imagination dont le dispositif est relativement simple, celui d’une opposition qui au cours du temps va s’inverser.

Un jeune homme quitte son pays et rencontre à Paris une femme exilée politique qui, mal à l’aise en France, vit repliée sur son passé. Alors que l’un veut à tout prix oublier son pays et le drame qui s'y déroule, l’autre n’a que ses souvenirs pour survivre et recréer ce qu’elle a perdu, sa patrie lointaine. Si l’un, le narrateur, représente l’oubli, l’autre, Laura, incarne la mémoire. Ce rapport devant paradoxalement s’inverser.

L’ensemble du livre peut donc se lire comme le passage de l’oubli à la mémoire. Quelqu’un qui cherche à tout prix à oublier se verra obligé, non seulement à se souvenir, mais en plus à coucher par écrit son expérience, le résultat étant le livre que le lecteur a entre ses mains.

Le passage du silence à la parole n’est pas ici le fruit d’une prise de conscience politique ou morale, mais la conséquence inattendue d’une relation sentimentale, celle que le jeune homme entretient avec Laura. Si cette relation est complexe, difficile, ambiguë, cela ne tient pas uniquement à leur différence d’âge ou à des ressorts purement psychologiques, Laura représente pour le narrateur ce qu’il veut fuir. A travers elle, il rencontre non seulement l’amour, mais aussi le retour du refoulé, le rapport contradictoire qu’il entretient avec son pays, avec son histoire, ou plus précisément ce qu’il y a de fascination dans son dégoût, d’attirance dans son refus, et surtout d’impossible dans sa volonté de recommencer une nouvelle vie. Il n’y a pas de frontière entre l’ancienne et la nouvelle vie, pas plus qu’entre Paris et Santiago. Le corps de Laura est cet espace indistinct où il se perd et se retrouve tour à tour.

Ces deux expériences qui, comme le titre l’indique, se déroulent à contretemps, vont pourtant déboucher sur un même constat, celui de l’étrangéité radicale. Laura l’assume en ouvrant un restaurant français à Santiago, le narrateur en écrivant son roman en français. A la fin du livre, les deux personnages se retrouveront liés par cela même qui les sépare, le sentiment d’être étrangers partout.