12.5.06

En français dans le texte

Avec l’exil, il est apparu au Chili une possibilité insolite : qu’une partie de sa propre littérature fasse retour par le biais d’une autre langue, comme si, parmi les effets de la terreur politique, il fallait compter désormais une perte de séjour dans sa langue : littéralité de l’exil. Si la démocratisation du pays a rendu possible le retour des exilés, il existe d’autres citoyens, les disparus, pour lesquels la perte de séjour est interminable.

La langue française de Contretemps est de cet ordre, une parole de revenants, le rêve d’un rêve où nous sommes pris à notre tour. Nous entendons des bribes d’espagnol, nous tendons l’oreille, mais à présent que les voix sont distinctes, nous nous apercevons qu’elles s’expriment en français. Le réveil est brutal. Il nous rappelle la commotion des milliers de Chiliens découvrant les atrocités commises sous la dictature dans un rapport rédigé en anglais[1]. La justice a rencontré de nombreux obstacles au Chili. C’est loin du pays que Pinochet a failli être traduit en justice, c’est loin du Chili et en français que l’exil est aujourd’hui traduit.

« C’est le silence qui se trouve au départ. » Cette phrase placée en ouverture du livre traduit toute la distance qui sépare le narrateur de la génération qu’il dépeint, celles des victimes directes de la dictature. Si pour celle-ci, au commencement était l’expérience socialiste d’Allende et le coup militaire qui y mit fin, pour le narrateur tout commence par le silence et tout y conduit. Principe générateur et destructeur du récit, le silence découle de l’Histoire sans pour autant s’y inscrire. Pas de crimes, pas d’agresseurs, pas de victimes, juste un malaise inassignable dont le seul symptôme serait un silence infini. Silence imposé par la répression, bien sûr, mais aussi silence sur une défaite politique que nommer équivaudrait à admettre comme définitive. Si comme l’affirme le père du narrateur, « Un pan de notre histoire a été rayé des mémoires, comme les exilés l’ont été du pays. » Le retour au pays ne permettra pas aux exilés de retrouver la parole. Entre Paris et Santiago, quelque chose est resté en souffrance qui ne peut pas être raconté, qui ne veut pas être entendu. « Ce n’est pas le courage qui leur manque, dira le narrateur en parlant du silence des « retornados », mais la distance, c’est-à-dire la capacité d’assumer jusqu’au bout leur exil. Eux, ils ont déjà beaucoup donné et aujourd’hui, ils sont tenus de choisir. Le passé ou le futur, l’exil ou la nouvelle famille. Et ils ont choisi le futur, seul moyen de continuer à vivre, et la famille, c’est-à-dire l’oubli. » Si ce roman nous raconte l’histoire privée de l’exil, il en est surtout le lieu. La scène entre le fils et le père est sur ce point révélatrice. Agonisant sur son lit d’hôpital, le père se penche sur le livre du fils, mais le sens des mots lui échappe. Le livre est écrit dans une autre langue. La mémoire aura désormais besoin du détour d’une traduction. Si ce livre marque la fin d’un long silence, sa parole est aussi le lieu d’une perte ou, pour reprendre les mots du narrateur, une manière d’aller jusqu’au bout de l’exil.


Mais cette expérience peut aussi être envisagée depuis la rive opposée : la langue et la littérature française. L’auteur semble partir de ces deux points à la fois; l’expérience de l’exil comme perte de la source et le frayage d’une autre langue comme étoffe et probablement comme abri. La figure de l’écrivain latino-américain « faisant ses études à Paris », se complique ici d’un tour nouveau. A quelle littérature appartient cet ouvrage ? A qui s’adresse l’auteur en premier ? Une chose est sûre, ce livre est adressé, d’autant plus adressé que son auteur n’est pas sûr d’être entendu. C’est à cette place que le lecteur est convoqué, instamment.
[1] Amnesty International. Disappeared prisoners in Chile: dossier on political prisoners held in secret detention camps in Chile. London, 1977