Les espaces sont, ainsi que la structure toute entière de l’œuvre, liés à l’exil : les premières pages du roman se situent à Santiago du Chili durant la dictature, en pleine période de répression politique : les parents du narrateur acceptent de cacher une famille poursuivie par le régime en attendant son départ clandestin pour l’étranger. Le roman s’ouvre donc sur une double perspective d’exil : l’exil intérieur de la famille du narrateur et des opposants hébergés qui est lié à un sentiment d’être étranger dans un pays qu’ils ne reconnaissent plus. La seconde perspective est liée à l’attente du départ vers l’Europe. La demeure familiale devient le lieu où se croisent ces deux dimensions de l’exil : « les gens que nous accueillions traversaient l’Atlantique, envoyaient une carte postale, puis disparaissaient pour de bon. Sur la porte du frigo, je contemplais ces cartes : Paris, Londres, Montréal...» (Toro 2006, p.15)
La seconde séquence du roman marque un saut aussi bien géographique que temporel. Le narrateur est devenu un jeune adulte et a choisi de s’installer en France. Il rencontre par hasard, dans un restaurant chilien de Paris, Laura, la femme que sa famille avait cachée quelques années auparavant. Un pont s’établit alors entre la France et le Chili, le présent et le passé.
Par ailleurs, certains lieux prennent un relief particulier. Le restaurant chilien est le point de rencontre de la communauté chilienne à Paris, l’appartement de Laura est l’endroit dans lequel se concentrent un certain nombre de symptômes de l’exil : une mobilité sociale régressive ( Laura issue de la petite bourgeoisie chilienne vit dans une cité de Fermeil), une difficulté à s’intégrer (les personnages qui fréquentent ce logement sont, à une exception près, chiliens), des troubles psychologiques ( visibles dans la dépression de Laura et le mal-être de ses enfants).
De façon fort significative le narrateur mentionne peu son propre domicile. Nous le voyons se déplacer dans Paris et sa banlieue, sans véritable point d’ancrage, sans véritable « chez soi » : « Paris j’en avais rêvé, je m’y promenais jour après jour, sans but, sans argent, sans personne, depuis plus d’un an. » (Toro 2006, p.22)
Enfin, lors du voyage que le narrateur effectue au Chili, après 14 ans d’absence pour voir son père gravement malade, la demeure familiale et l’hôpital sont évoqués mais l’espace qui domine est celui du Bistrot de Paris que Laura, de retour au Chili, a ouvert et dans lequel se réunissent les « retornados » qui évoquent avec nostalgie leur vie en France et leur difficile réintégration dans la société chilienne.
Les lieux confèrent au roman une structure circulaire : le roman commence au Chili et, après 14 ans d’errance en France, se termine au Chili tandis que le restaurant chilien de Paris cède la place au Bistrot de Paris à Santiago du Chili. Entre les deux espaces se dessine une vision du temps liée à l’exil et au souvenir.
Les premiers mots du récit, « je me souviens de sa voix », reviennent tel un refrain dans la première page définie par l’auteur comme la « signature de tout ce qui est à lire», mettant en avant le souvenir et la difficulté de se souvenir. La première séquence au contraire, située au Chili, débute in medias res par l’arrivée inopinée chez le narrateur de la famille de Laura. La première séquence se caractérise par une rapidité d’action, un temps marqué par la peur et rythmé par les bruits de l’extérieur que tous écoutent avec attention car ils sont autant d’indices du danger. La prolepse de la deuxième séquence nous fait réaliser un bond d’une dizaine d’années et est marquée par les retrouvailles à Paris, bien des années plus tard, de Laura et du narrateur. Le temps du narrateur est celui d’une errance dans les rues de Paris dans l’attente de trouver sa place en France : « Je portais mon pays comme une blessure. Combien de temps allais-je devoir marcher à la dérive et endurer la solitude avant de pouvoir dire « Je suis chez moi à Paris. » ? » (Toro, 2006, p 41)
Le temps de Laura est celui du passé qui lui permet de tisser des liens constants avec le pays qu’elle n’aurait jamais voulu quitter. C’est la rencontre avec Laura qui donnera lieu à l’évocation de nombreux souvenirs que le narrateur était bien décidé à fuir. Laura et ses interminables récits sont autant de façons de remonter vers le passé, autant de façons de recréer le Chili :
J’ai repensé à notre rencontre – la foule de choses que sa présence ravivait. C’était un labyrinthe constitué de reprises et de perspectives fuyantes, débouchant sur un point unique et étrangement isolé. J’avais beau tourner mes pensées dans un sens et dans l’autre, comme dans une galerie des glaces, il y avait toujours cette maison, la mienne, et mes parents et son arrivée intempestive et ses enfants et son mari et au-dessus de tout la terreur qui nous tenait tous prisonniers. (Toro, 2006, p.21)
Le récit dessine donc un mouvement qui va de l’oubli à la mémoire, du présent au passé.
Enfin, les personnages présentés dans le roman sont tous des exilés. Le cercle des exilés politiques chiliens à Paris est omniprésent d’autant qu’il constitue le seul réseau humain qui accueille le narrateur, ce dernier trouvant malgré lui un point d’ancrage dans le restaurant chilien. Le regard que le narrateur porte sur cette communauté est marqué par un double mouvement ambigu d’attraction et de répulsion : «Toute cette piètre comédie de pays recréé m’oppressait la poitrine, me remontait dans la gorge, j’étais écœuré, incapable de rien dire. » ( Toro, 2006, p.32)
D’où une tendance à se focaliser sur le mal-être des exilés, sur leur état psychologique d’absence, sur leur renfermement au sein de la communauté d’exilés, sur l’idéalisation de leur retour au pays. Or, le narrateur est symboliquement dépourvu de nom et ne mentionne jamais le nom du pays d’où il vient. Seules sont mentionnées des villes, Santiago et Valdivia par exemple. Ces deux omissions ne traduisent-elles pas, dans ce cas aussi, la difficulté du narrateur à se situer par rapport à lui-même et à son pays d’origine ?
Laura joue un rôle d’initiatrice dans la trajectoire du narrateur. Laura était avant tout pour le narrateur un souvenir obsédant : celui d’une femme qui, dans un contexte de terreur, avait fasciné l’adolescent qu’il était au Chili. Ses retrouvailles sont donc liées à des fantasmes du passé. La relation qu’ils nouent à Paris naît de leur situation d’exilés et de leur solitude. Laura, dit le narrateur, « me racontait sa vie, avec des épisodes qui se poursuivaient d’un jeudi à l’autre, d’un verre à l’autre, dans un rythme régulier de marée.» ( Toro, 2006, p.57) De fait, la voix de Laura, présente dès la première phrase du roman, est fondamentale. Laura est une narratrice qui relate le passé par le biais de ses récits fragmentaires. Le flot incessant et pathologique des propos de Laura (elle compare elle-même les mots qu’elle prononce à des tumeurs) s’oppose au silence tout aussi pathologique du narrateur qui peine à se situer autrement que négativement.
Durant l’année que dure sa relation avec Laura, Laura parle, le narrateur écoute. De façon fort symbolique, c’est après la rupture avec Laura et après la rupture avec le microcosme des exilés chiliens que le narrateur commence à écrire un roman, comme si, nourri de cette expérience et dans la nécessité de se redéfinir, l’écriture s’imposait à lui. Or, le roman qu’il écrit et qui n’est autre que Contretemps est centré sur sa relation avec Laura qui devrait être sa première lectrice.
C’est au Chili que le narrateur décide de faire lire son manuscrit à Laura. Cependant, son écrit pose un certain nombre de problèmes : il apporte un éclairage ironique sur le séjour de Laura en France à un moment où celle-ci a ouvert à Santiago un restaurant français, devenant l’ambassadrice d’un pays qu’elle n’appréciait guère. Par ailleurs, Laura, de retour au Chili, n’est pas intéressée par un récit de son exil. C’est elle qui, à son tour, s’efforce de vivre dans le présent pour entamer une nouvelle vie. Le narrateur ne remet pas à Laura le manuscrit qui lui était destiné. La trajectoire du narrateur débouche donc sur un manuscrit dont l’existence est problématique : un récit rédigé en français et qui n’intéresse pas sa destinataire.
Cependant, ce manuscrit qui, dans la fiction, pourrait se lire comme un échec prend, lorsque l’on considère la démarche de l’auteur une autre dimension : il devient un espace de réflexion et de propositions personnelles sur les liens entre exil et littérature.
Le roman Contretemps comme un espace de réflexion sur la littérature de l’exil :
Le narrateur est l’auteur d’un manuscrit qui deviendra son premier roman. Contretemps devient alors le récit d’un apprentissage littéraire. C’est en observant le microcosme des exilés et les romans que certains d’entre eux produisent, que le narrateur ressent la nécessité d’écrire à son tour. Les remarques qui émanent de son entourage posent clairement le problème de la réception du roman tant sur le plan général que familial. Les critiques du père du narrateur sont éclairantes à ce propos. Lorsque son fils lui explique le roman qu’il est en train d’écrire, le père affirme : « Tu as choisi là un angle particulièrement choquant. » (Toro, 2006, p.324) Le reproche porte sur le traitement souvent ironique des exilés : « Tu tournes le fusil contre les plus faibles. Ce n’est pas sur les exilés qu’il faut tirer, mais sur ceux qui ont provoqué l’exil. » (Toro, 2006, p.324)
La remise en cause effectuée montre à quel point ce sujet est sensible. Le roman ne risque-t-il pas de dévaloriser des victimes de la dictature ? Ne risque-t-il pas de faire plaisir à ceux des Chiliens qui accueillent avec méfiance les « retornados » ? Autrement dit, cette vision sans complaisance des exilés ne risque-t-elle pas de donner lieu à des interprétations qui dépasseraient et déformeraient les intentions de l’auteur ?
Le reproche suivant de son père est tout aussi éloquent : « Tu ne crois pas que ce serait aux véritables exilés d’en parler ? » (Toro, 2006, p.327) Se pose alors la question de la légitimité du travail de l’auteur. N’ayant pas été un acteur de fait, n’ayant pas vécu les faits politiques, a-t-il assez d’autorité morale et littéraire pour écrire cette histoire ? , s’interroge l’auteur. Est-il indispensable d’avoir été une victime pour aborder ces sujets douloureux ? Le choix de la langue française pour la rédaction est lui aussi problématique.« Et ce n’est pas parce que nous sommes en France que nous allons nous mettre à écrire en français ! » s’exclamait à Paris un ami du narrateur. (Toro, 2006, p.251) Cette exclamation établissait un lien direct entre la langue choisie et la fidélité à ses origines.
Les questions posées dans le texte trouvent des réponses dans les répliques du narrateur et dans l’écriture toute entière de Contretemps. Le narrateur interprète les reproches qui lui sont adressés comme des carcans que l’on impose à la littérature écrite en exil. D’où sa révolte et sa volonté de faire entendre sa version subjective et individuelle de l’exil ; en ce sens, sa démarche fait écho à celle de Bernardo Toro qui explique : « les faits sont connus mais savons-nous comment ils ont été subjectivement vécus ? » (Toro, 2010)
Il s’agit donc, et la démarche est commune au narrateur et à l’auteur, de revisiter le phénomène de l’exil en présentant un autre point de vue, un autre angle d’approche. Il s’agit aussi d’opérer un travail de démythification de façon à s’approcher davantage de la « réalité ». Quelques lignes du roman sont particulièrement éloquentes à cet égard :
Si j’avais voulu gagner la sympathie du lecteur, c’est sous cette lumière que j’aurais dû peindre Laura : une femme condamnée à l’exil par un pouvoir infâme, frappée de maladie, puis par l’incompréhension des hommes ; une femme se battant seule, luttant âprement pour sa survie ; une femme forte et vulnérable (...). En un mot comme en cent, j’aurais dû faire de Laura ce que chacun croit ou veut être, quels que soient sa vie et les obstacles à affronter. Je disposais pourtant de l’héroïne et du cadre idoines : dictature, amour, maladie, adultère, quelques grains de folie ! La grande histoire croisant un destin individuel ! C’est à se demander quelle acrimonie m’avait poussé à souiller de ma boue un portrait si saisissant. (Toro, 2006, p.343 )
Le but du narrateur n’est donc pas de satisfaire les demandes exotiques d’un public, probablement européen, mais d’essayer de dépasser les clichés et de briser les tabous pour faire entendre une voix plus jeune, plus sceptique et beaucoup moins engagée politiquement, à l’image peut-être de nouvelles générations... Il s’agit alors de briser des silences :
D’une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux grands silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. C’est contre eux que ce roman se débat, grâce à eux qu’il a été écrit. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin, quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultra-libéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres « retornados » savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire. (Toro, 2010)
De ce fait, le silence est omniprésent dans le roman qu’il s’agisse de celui des exilés politiques (qui ne parlent plus de politique) ou de celui du narrateur-personnage. C’est cependant dans ce contexte délicat et au milieu du silence que le narrateur trouve la force d’affronter son passé. Ce n’est qu’à la page 338 qu’il révèle que sa sœur aînée a été arrêtée et tuée peu après le coup d’Etat. Dès lors l’exil du narrateur se teinte d’une autre coloration : ce dernier semble s’être efforcé de nier toute dimension politique à un exil qui était intimement lié à un traumatisme provoqué par la dictature...
Le roman du narrateur brise donc des silences tant collectifs que personnels. Cependant, la langue choisie pour l’écriture du roman reste problématique. Le choix de la langue française participe d’un rêve d’indépendance. Le passage à une autre langue est une façon de devenir complètement étranger donc, d’après le narrateur, plus libre. La langue étrangère choisie facilite sans doute la prise de parole du narrateur mais elle rend le manuscrit incompréhensible pour la famille proche du narrateur, pour son père en particulier. En ce sens, l’écriture devient le reflet de « l’étrangéité » vécue et revendiquée par le narrateur.
Pour conclure, le titre du roman, Contretemps, synthétise, pour Bernardo Toro, bien des dimensions de l’œuvre. Le narrateur et Laura se trouvent constamment à contretemps ; l’exil forcé est perçu par l’auteur comme un long contretemps dans la vie de celui qui le subit. Par ailleurs, le mot suggère aussi une action contre le temps. « L’écriture devient alors une façon de restituer cette mémoire contre le temps.» (Toro, 2010). Le roman de Bernardo Toro représente une nouvelle voix littéraire de l’exil. Sa seconde oeuvre, De fils à fils, vient de paraître. Il y est de nouveau question d’exil, de nouvelle vie, d’effacement et de recommencement. Bernardo Toro y joue encore davantage, d’après lui, avec la langue française, poursuivant l’élaboration de créations littéraires profondément interculturelles.