13.5.07

Présentation


Nous connaissons mal «l’histoire privée des nations». Il faut dire qu’elle est parfois si violente, si confuse, qu’il faut attendre longtemps avant que la fiction trouve la force d’en démêler la trame.

Chacun a entendu parler du coup d’état sanglant de Pinochet et des vagues de réfugiés qui déferlèrent sur l’Europe fuyant l’une des dictatures les plus atroces du XXe siècle. Plus de trente ans se sont écoulés depuis. Le monde a beaucoup changé, le Chili aussi. Entre les rêves révolutionnaires d’hier et le pragmatisme libéral d’aujourd’hui, un tournant a eu lieu que les protagonistes ont tu.


Ce roman, écrit directement en français, comme si l’espagnol n’était pas encore prêt à recevoir une telle charge, nous raconte cette histoire privée.


Un adolescent de dix-sept ans quitte le Chili de Pinochet pour recommencer une nouvelle vie à Paris. Seul, sans ressources, perdu dans une ville dont il ne maîtrise pas la langue, il est amené par les circonstances à fréquenter un restaurant chilien, où il retrouvera Laura, le femme d’un dirigeant d’extrême gauche, qu’il a rencontrée six ans plus tôt, lorsque, persécutés par la police politique, elle et son mari ont trouvé refuge chez ses parents. Une relation se noue entre ces deux personnages que tout oppose : l’âge, la situation familiale et surtout le rapport au présent. Elle, repliée sur son passé dans un pays qu’elle n’a pas choisi ; lui, tourné vers l’avenir et pressé de tirer un trait sur son passé. Mais le passé fait retour par un biais insoupçonné. Si bien que, par un ultime retournement, c’est le jeune homme qui deviendra, le dépositaire d’une mémoire collective que chacun préfère enterrer : depuis l’époque des utopies et l’engagement militant jusqu’au le coup d’état et la répression militaire, depuis l’effondrement des idéaux révolutionnaires jusqu’à la plongée vertigineuse dans le capitalisme sauvage.


Ce roman, sans cesse ballotté entre la tentation de l’oubli et les reflux brutaux de la mémoire, offre aux lecteurs l’un des portraits de femmes le plus singulier qu’il nous ait été donné de lire depuis longtemps.

13.5.06

Jusqu’au bout de l’exil

Catherine Pélage

Maître de conférences Université d’Orléans


En retraçant l’expérience d’un ou plusieurs exilés, le roman peut parvenir à nous donner une idée de cette absence radicale de chez soi qui caractérise l’exil. Le roman est la construction imaginaire qui m’a permis d’aller au plus profond de cette expérience. (Toro, 2010) C’est en ces termes que Bernardo Toro définit l’expérience d’exil et d’écriture qui a donné naissance à son premier roman Contretemps publié en 2006. Cet ouvrage est original à plus d’un titre : il a été écrit par un auteur qui était enfant au moment du coup d’Etat et qui a quitté le Chili à l’âge de 19 ans pour des motifs plus personnels qu’idéologiques. En ce sens, sa trajectoire diffère de celle de ses aînés, partis peu après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet pour des raisons politiques directes, Antonio Skármeta ou Isabel Allende pour ne citer qu’eux. Par ailleurs, son roman a été publié en français et en France où cet ancien vice-champion d’échecs d’Amérique du sud, est professeur de littérature française.

L’ouvrage, à travers les errances du protagoniste à Paris et ses rencontres, est une réflexion sur la recherche de soi et un regard porté sur la communauté chilienne en exil. En outre, le narrateur est également l’auteur fictif du roman et se livre, dans la fiction, à une réflexion critique sur la littérature de l’exil. Ce roman « qui porte sur l’exil et est porté par lui », selon les mots de l’auteur peut se lire comme une volonté de faire entendre un autre point de vue sur l’exil lié à des changements de génération et à l’évolution du Chili.


Structure et exil dans Contretemps

Les espaces sont, ainsi que la structure toute entière de l’œuvre, liés à l’exil : les premières pages du roman se situent à Santiago du Chili durant la dictature, en pleine période de répression politique : les parents du narrateur acceptent de cacher une famille poursuivie par le régime en attendant son départ clandestin pour l’étranger. Le roman s’ouvre donc sur une double perspective d’exil : l’exil intérieur de la famille du narrateur et des opposants hébergés qui est lié à un sentiment d’être étranger dans un pays qu’ils ne reconnaissent plus. La seconde perspective est liée à l’attente du départ vers l’Europe. La demeure familiale devient le lieu où se croisent ces deux dimensions de l’exil : « les gens que nous accueillions traversaient l’Atlantique, envoyaient une carte postale, puis disparaissaient pour de bon. Sur la porte du frigo, je contemplais ces cartes : Paris, Londres, Montréal...» (Toro 2006, p.15)


La seconde séquence du roman marque un saut aussi bien géographique que temporel. Le narrateur est devenu un jeune adulte et a choisi de s’installer en France. Il rencontre par hasard, dans un restaurant chilien de Paris, Laura, la femme que sa famille avait cachée quelques années auparavant. Un pont s’établit alors entre la France et le Chili, le présent et le passé.

Par ailleurs, certains lieux prennent un relief particulier. Le restaurant chilien est le point de rencontre de la communauté chilienne à Paris, l’appartement de Laura est l’endroit dans lequel se concentrent un certain nombre de symptômes de l’exil : une mobilité sociale régressive ( Laura issue de la petite bourgeoisie chilienne vit dans une cité de Fermeil), une difficulté à s’intégrer (les personnages qui fréquentent ce logement sont, à une exception près, chiliens), des troubles psychologiques ( visibles dans la dépression de Laura et le mal-être de ses enfants).

De façon fort significative le narrateur mentionne peu son propre domicile. Nous le voyons se déplacer dans Paris et sa banlieue, sans véritable point d’ancrage, sans véritable « chez soi » : « Paris j’en avais rêvé, je m’y promenais jour après jour, sans but, sans argent, sans personne, depuis plus d’un an. » (Toro 2006, p.22)

Enfin, lors du voyage que le narrateur effectue au Chili, après 14 ans d’absence pour voir son père gravement malade, la demeure familiale et l’hôpital sont évoqués mais l’espace qui domine est celui du Bistrot de Paris que Laura, de retour au Chili, a ouvert et dans lequel se réunissent les « retornados » qui évoquent avec nostalgie leur vie en France et leur difficile réintégration dans la société chilienne.

Les lieux confèrent au roman une structure circulaire : le roman commence au Chili et, après 14 ans d’errance en France, se termine au Chili tandis que le restaurant chilien de Paris cède la place au Bistrot de Paris à Santiago du Chili. Entre les deux espaces se dessine une vision du temps liée à l’exil et au souvenir.

Les premiers mots du récit, « je me souviens de sa voix », reviennent tel un refrain dans la première page définie par l’auteur comme la « signature de tout ce qui est à lire», mettant en avant le souvenir et la difficulté de se souvenir. La première séquence au contraire, située au Chili, débute in medias res par l’arrivée inopinée chez le narrateur de la famille de Laura. La première séquence se caractérise par une rapidité d’action, un temps marqué par la peur et rythmé par les bruits de l’extérieur que tous écoutent avec attention car ils sont autant d’indices du danger. La prolepse de la deuxième séquence nous fait réaliser un bond d’une dizaine d’années et est marquée par les retrouvailles à Paris, bien des années plus tard, de Laura et du narrateur. Le temps du narrateur est celui d’une errance dans les rues de Paris dans l’attente de trouver sa place en France : « Je portais mon pays comme une blessure. Combien de temps allais-je devoir marcher à la dérive et endurer la solitude avant de pouvoir dire « Je suis chez moi à Paris. » ? » (Toro, 2006, p 41)

Le temps de Laura est celui du passé qui lui permet de tisser des liens constants avec le pays qu’elle n’aurait jamais voulu quitter. C’est la rencontre avec Laura qui donnera lieu à l’évocation de nombreux souvenirs que le narrateur était bien décidé à fuir. Laura et ses interminables récits sont autant de façons de remonter vers le passé, autant de façons de recréer le Chili :

J’ai repensé à notre rencontre – la foule de choses que sa présence ravivait. C’était un labyrinthe constitué de reprises et de perspectives fuyantes, débouchant sur un point unique et étrangement isolé. J’avais beau tourner mes pensées dans un sens et dans l’autre, comme dans une galerie des glaces, il y avait toujours cette maison, la mienne, et mes parents et son arrivée intempestive et ses enfants et son mari et au-dessus de tout la terreur qui nous tenait tous prisonniers. (Toro, 2006, p.21)

Le récit dessine donc un mouvement qui va de l’oubli à la mémoire, du présent au passé.

Enfin, les personnages présentés dans le roman sont tous des exilés. Le cercle des exilés politiques chiliens à Paris est omniprésent d’autant qu’il constitue le seul réseau humain qui accueille le narrateur, ce dernier trouvant malgré lui un point d’ancrage dans le restaurant chilien. Le regard que le narrateur porte sur cette communauté est marqué par un double mouvement ambigu d’attraction et de répulsion : «Toute cette piètre comédie de pays recréé m’oppressait la poitrine, me remontait dans la gorge, j’étais écœuré, incapable de rien dire. » ( Toro, 2006, p.32)

D’où une tendance à se focaliser sur le mal-être des exilés, sur leur état psychologique d’absence, sur leur renfermement au sein de la communauté d’exilés, sur l’idéalisation de leur retour au pays. Or, le narrateur est symboliquement dépourvu de nom et ne mentionne jamais le nom du pays d’où il vient. Seules sont mentionnées des villes, Santiago et Valdivia par exemple. Ces deux omissions ne traduisent-elles pas, dans ce cas aussi, la difficulté du narrateur à se situer par rapport à lui-même et à son pays d’origine ?

Laura joue un rôle d’initiatrice dans la trajectoire du narrateur. Laura était avant tout pour le narrateur un souvenir obsédant : celui d’une femme qui, dans un contexte de terreur, avait fasciné l’adolescent qu’il était au Chili. Ses retrouvailles sont donc liées à des fantasmes du passé. La relation qu’ils nouent à Paris naît de leur situation d’exilés et de leur solitude. Laura, dit le narrateur, « me racontait sa vie, avec des épisodes qui se poursuivaient d’un jeudi à l’autre, d’un verre à l’autre, dans un rythme régulier de marée.» ( Toro, 2006, p.57) De fait, la voix de Laura, présente dès la première phrase du roman, est fondamentale. Laura est une narratrice qui relate le passé par le biais de ses récits fragmentaires. Le flot incessant et pathologique des propos de Laura (elle compare elle-même les mots qu’elle prononce à des tumeurs) s’oppose au silence tout aussi pathologique du narrateur qui peine à se situer autrement que négativement.

Durant l’année que dure sa relation avec Laura, Laura parle, le narrateur écoute. De façon fort symbolique, c’est après la rupture avec Laura et après la rupture avec le microcosme des exilés chiliens que le narrateur commence à écrire un roman, comme si, nourri de cette expérience et dans la nécessité de se redéfinir, l’écriture s’imposait à lui. Or, le roman qu’il écrit et qui n’est autre que Contretemps est centré sur sa relation avec Laura qui devrait être sa première lectrice.

C’est au Chili que le narrateur décide de faire lire son manuscrit à Laura. Cependant, son écrit pose un certain nombre de problèmes : il apporte un éclairage ironique sur le séjour de Laura en France à un moment où celle-ci a ouvert à Santiago un restaurant français, devenant l’ambassadrice d’un pays qu’elle n’appréciait guère. Par ailleurs, Laura, de retour au Chili, n’est pas intéressée par un récit de son exil. C’est elle qui, à son tour, s’efforce de vivre dans le présent pour entamer une nouvelle vie. Le narrateur ne remet pas à Laura le manuscrit qui lui était destiné. La trajectoire du narrateur débouche donc sur un manuscrit dont l’existence est problématique : un récit rédigé en français et qui n’intéresse pas sa destinataire.

Cependant, ce manuscrit qui, dans la fiction, pourrait se lire comme un échec prend, lorsque l’on considère la démarche de l’auteur une autre dimension : il devient un espace de réflexion et de propositions personnelles sur les liens entre exil et littérature.

Le roman Contretemps comme un espace de réflexion sur la littérature de l’exil :

Le narrateur est l’auteur d’un manuscrit qui deviendra son premier roman. Contretemps devient alors le récit d’un apprentissage littéraire. C’est en observant le microcosme des exilés et les romans que certains d’entre eux produisent, que le narrateur ressent la nécessité d’écrire à son tour. Les remarques qui émanent de son entourage posent clairement le problème de la réception du roman tant sur le plan général que familial. Les critiques du père du narrateur sont éclairantes à ce propos. Lorsque son fils lui explique le roman qu’il est en train d’écrire, le père affirme : « Tu as choisi là un angle particulièrement choquant. » (Toro, 2006, p.324) Le reproche porte sur le traitement souvent ironique des exilés : « Tu tournes le fusil contre les plus faibles. Ce n’est pas sur les exilés qu’il faut tirer, mais sur ceux qui ont provoqué l’exil. » (Toro, 2006, p.324)
La remise en cause effectuée montre à quel point ce sujet est sensible. Le roman ne risque-t-il pas de dévaloriser des victimes de la dictature ? Ne risque-t-il pas de faire plaisir à ceux des Chiliens qui accueillent avec méfiance les « retornados » ? Autrement dit, cette vision sans complaisance des exilés ne risque-t-elle pas de donner lieu à des interprétations qui dépasseraient et déformeraient les intentions de l’auteur ?

Le reproche suivant de son père est tout aussi éloquent : « Tu ne crois pas que ce serait aux véritables exilés d’en parler ? » (Toro, 2006, p.327) Se pose alors la question de la légitimité du travail de l’auteur. N’ayant pas été un acteur de fait, n’ayant pas vécu les faits politiques, a-t-il assez d’autorité morale et littéraire pour écrire cette histoire ? , s’interroge l’auteur. Est-il indispensable d’avoir été une victime pour aborder ces sujets douloureux ? Le choix de la langue française pour la rédaction est lui aussi problématique.« Et ce n’est pas parce que nous sommes en France que nous allons nous mettre à écrire en français ! » s’exclamait à Paris un ami du narrateur. (Toro, 2006, p.251) Cette exclamation établissait un lien direct entre la langue choisie et la fidélité à ses origines.

Les questions posées dans le texte trouvent des réponses dans les répliques du narrateur et dans l’écriture toute entière de Contretemps. Le narrateur interprète les reproches qui lui sont adressés comme des carcans que l’on impose à la littérature écrite en exil. D’où sa révolte et sa volonté de faire entendre sa version subjective et individuelle de l’exil ; en ce sens, sa démarche fait écho à celle de Bernardo Toro qui explique : « les faits sont connus mais savons-nous comment ils ont été subjectivement vécus ? » (Toro, 2010)

Il s’agit donc, et la démarche est commune au narrateur et à l’auteur, de revisiter le phénomène de l’exil en présentant un autre point de vue, un autre angle d’approche. Il s’agit aussi d’opérer un travail de démythification de façon à s’approcher davantage de la « réalité ». Quelques lignes du roman sont particulièrement éloquentes à cet égard :
Si j’avais voulu gagner la sympathie du lecteur, c’est sous cette lumière que j’aurais dû peindre Laura : une femme condamnée à l’exil par un pouvoir infâme, frappée de maladie, puis par l’incompréhension des hommes ; une femme se battant seule, luttant âprement pour sa survie ; une femme forte et vulnérable (...). En un mot comme en cent, j’aurais dû faire de Laura ce que chacun croit ou veut être, quels que soient sa vie et les obstacles à affronter. Je disposais pourtant de l’héroïne et du cadre idoines : dictature, amour, maladie, adultère, quelques grains de folie ! La grande histoire croisant un destin individuel ! C’est à se demander quelle acrimonie m’avait poussé à souiller de ma boue un portrait si saisissant. (Toro, 2006, p.343 )

Le but du narrateur n’est donc pas de satisfaire les demandes exotiques d’un public, probablement européen, mais d’essayer de dépasser les clichés et de briser les tabous pour faire entendre une voix plus jeune, plus sceptique et beaucoup moins engagée politiquement, à l’image peut-être de nouvelles générations... Il s’agit alors de briser des silences :
D’une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux grands silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. C’est contre eux que ce roman se débat, grâce à eux qu’il a été écrit. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin, quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultra-libéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres « retornados » savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire. (Toro, 2010)

De ce fait, le silence est omniprésent dans le roman qu’il s’agisse de celui des exilés politiques (qui ne parlent plus de politique) ou de celui du narrateur-personnage. C’est cependant dans ce contexte délicat et au milieu du silence que le narrateur trouve la force d’affronter son passé. Ce n’est qu’à la page 338 qu’il révèle que sa sœur aînée a été arrêtée et tuée peu après le coup d’Etat. Dès lors l’exil du narrateur se teinte d’une autre coloration : ce dernier semble s’être efforcé de nier toute dimension politique à un exil qui était intimement lié à un traumatisme provoqué par la dictature...

Le roman du narrateur brise donc des silences tant collectifs que personnels. Cependant, la langue choisie pour l’écriture du roman reste problématique. Le choix de la langue française participe d’un rêve d’indépendance. Le passage à une autre langue est une façon de devenir complètement étranger donc, d’après le narrateur, plus libre. La langue étrangère choisie facilite sans doute la prise de parole du narrateur mais elle rend le manuscrit incompréhensible pour la famille proche du narrateur, pour son père en particulier. En ce sens, l’écriture devient le reflet de « l’étrangéité » vécue et revendiquée par le narrateur.

Pour conclure, le titre du roman, Contretemps, synthétise, pour Bernardo Toro, bien des dimensions de l’œuvre. Le narrateur et Laura se trouvent constamment à contretemps ; l’exil forcé est perçu par l’auteur comme un long contretemps dans la vie de celui qui le subit. Par ailleurs, le mot suggère aussi une action contre le temps. « L’écriture devient alors une façon de restituer cette mémoire contre le temps.» (Toro, 2010). Le roman de Bernardo Toro représente une nouvelle voix littéraire de l’exil. Sa seconde oeuvre, De fils à fils, vient de paraître. Il y est de nouveau question d’exil, de nouvelle vie, d’effacement et de recommencement. Bernardo Toro y joue encore davantage, d’après lui, avec la langue française, poursuivant l’élaboration de créations littéraires profondément interculturelles.

Les personnages

Laura
Fin des années 70, les plus sombres du régime de Pinochet. Les militaires prennent d’assaut un maquis dans une forêt au sud du Chili. Parmi les maquisards qui parviennent à prendre la fuite, Laura, une femme issue d’une famille aisée mariée à un dirigeant d’extrême gauche. C’est le début d’un long périple qui les conduira, eux et leurs deux enfants, à Fermeil, une cité ouvrière dans la banlieue de Paris. Séparée de son mari peu après leur arrivée en France, Laura devra faire face toute seule aux âpretés de l’exil. Précarité financière, solitude, dévalorisation sociale, cancer du sein, en s’acharnant sur elle, les malheurs coupent les dernières attaches qui l’enfermaient dans les rôles d’épouse, de militante et de mère modèle. Dans le restaurant où elle finit par trouver un poste de cuisinière, elle rencontrera un jour le narrateur du livre, un jeune homme de 18 ans venu faire des études à Paris. Ami, amant, confident, c’est à travers ses yeux que nous suivons le parcours de Laura jusqu’à son retour à Santiago où elle ouvrira un bistrot français.

12.5.06

En français dans le texte

Avec l’exil, il est apparu au Chili une possibilité insolite : qu’une partie de sa propre littérature fasse retour par le biais d’une autre langue, comme si, parmi les effets de la terreur politique, il fallait compter désormais une perte de séjour dans sa langue : littéralité de l’exil. Si la démocratisation du pays a rendu possible le retour des exilés, il existe d’autres citoyens, les disparus, pour lesquels la perte de séjour est interminable.

La langue française de Contretemps est de cet ordre, une parole de revenants, le rêve d’un rêve où nous sommes pris à notre tour. Nous entendons des bribes d’espagnol, nous tendons l’oreille, mais à présent que les voix sont distinctes, nous nous apercevons qu’elles s’expriment en français. Le réveil est brutal. Il nous rappelle la commotion des milliers de Chiliens découvrant les atrocités commises sous la dictature dans un rapport rédigé en anglais[1]. La justice a rencontré de nombreux obstacles au Chili. C’est loin du pays que Pinochet a failli être traduit en justice, c’est loin du Chili et en français que l’exil est aujourd’hui traduit.

« C’est le silence qui se trouve au départ. » Cette phrase placée en ouverture du livre traduit toute la distance qui sépare le narrateur de la génération qu’il dépeint, celles des victimes directes de la dictature. Si pour celle-ci, au commencement était l’expérience socialiste d’Allende et le coup militaire qui y mit fin, pour le narrateur tout commence par le silence et tout y conduit. Principe générateur et destructeur du récit, le silence découle de l’Histoire sans pour autant s’y inscrire. Pas de crimes, pas d’agresseurs, pas de victimes, juste un malaise inassignable dont le seul symptôme serait un silence infini. Silence imposé par la répression, bien sûr, mais aussi silence sur une défaite politique que nommer équivaudrait à admettre comme définitive. Si comme l’affirme le père du narrateur, « Un pan de notre histoire a été rayé des mémoires, comme les exilés l’ont été du pays. » Le retour au pays ne permettra pas aux exilés de retrouver la parole. Entre Paris et Santiago, quelque chose est resté en souffrance qui ne peut pas être raconté, qui ne veut pas être entendu. « Ce n’est pas le courage qui leur manque, dira le narrateur en parlant du silence des « retornados », mais la distance, c’est-à-dire la capacité d’assumer jusqu’au bout leur exil. Eux, ils ont déjà beaucoup donné et aujourd’hui, ils sont tenus de choisir. Le passé ou le futur, l’exil ou la nouvelle famille. Et ils ont choisi le futur, seul moyen de continuer à vivre, et la famille, c’est-à-dire l’oubli. » Si ce roman nous raconte l’histoire privée de l’exil, il en est surtout le lieu. La scène entre le fils et le père est sur ce point révélatrice. Agonisant sur son lit d’hôpital, le père se penche sur le livre du fils, mais le sens des mots lui échappe. Le livre est écrit dans une autre langue. La mémoire aura désormais besoin du détour d’une traduction. Si ce livre marque la fin d’un long silence, sa parole est aussi le lieu d’une perte ou, pour reprendre les mots du narrateur, une manière d’aller jusqu’au bout de l’exil.


Mais cette expérience peut aussi être envisagée depuis la rive opposée : la langue et la littérature française. L’auteur semble partir de ces deux points à la fois; l’expérience de l’exil comme perte de la source et le frayage d’une autre langue comme étoffe et probablement comme abri. La figure de l’écrivain latino-américain « faisant ses études à Paris », se complique ici d’un tour nouveau. A quelle littérature appartient cet ouvrage ? A qui s’adresse l’auteur en premier ? Une chose est sûre, ce livre est adressé, d’autant plus adressé que son auteur n’est pas sûr d’être entendu. C’est à cette place que le lecteur est convoqué, instamment.
[1] Amnesty International. Disappeared prisoners in Chile: dossier on political prisoners held in secret detention camps in Chile. London, 1977

Chronologie

1970 L'Unité populaire, une coalition de socialistes, communistes, radicaux et chrétiens, conduite par Salvador Allende, obtient une majorité relative à l'élection présidentielle (36,2 % des voix). Après son élection, Salvador Allende met en application sa politique de nationalisations et d’aide aux secteurs les plus démunis. Cette expérience attire l’attention du monde entier, pour la première fois un gouvernement d’inspiration marxiste se propose d’accéder au socialisme par la voie démocratique.

1973 Le 11 septembre, une junte militaire dirigée par le général Augusto Pinochet renverse le gouvernement d’Allende. Soutenue par la droite nationale et les Etats-Unis, elle va s’imposer grâce à une répression féroce. Elle dissout le congrès national, les syndicats et les partis politiques. La liberté de la presse est abolie, le couvre feu instauré. La littérature de gauche et les publications du gouvernement sont brûlées en place publique. Des milliers de Chiliens sont arrêtés, torturés, déportés, exécutés. Quelques chiffres de la dictature : 2500 morts ou disparus, 130 000 personnes emprisonnées, un million d'exilés dont 160 000 exilés politiques.




Au soir du 11 septembre le palais de la Moneda, criblé de balles, bombardé, ravagé par le feu n’était plus qu’un carcasse éventrée et calcinée.


1975 Le gouvernement militaire confie la gestion économique du pays aux Chicago’s Boys, technocrates formés aux Etats-Unis. Ceux-ci appliquent une politique ultra-libérale, prônant la privatisation et la non-intervention de l’Etat.
1981 Le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) échoue dans sa tentative de créer un foyer de lutte armée à Neltume, dans le sud du Chili.


1982 La crise économique engendre une crise politique. Les Chicago’s Boys sont remis en question par l’oligarchie chilienne, mais soutenus par la junte militaire qui craint un retournement social.


1987 Devant la pression internationale et les critiques acerbes de ses partisans d’autrefois, les partis politiques sont invités à revenir à la vie publique et pratiquement tous les exilés politiques sont autorisés à rentrer au pays.
1988 Un plébiscite est organisé proposant la prolongation de la présidence d’Augusto Pinochet jusqu’en 1997. A la grande surprise de ce dernier, 55 % des Chiliens vont répondre «non».


1989 Le candidat de la Concertacion ( coalition anti-Pinochet allant des socialistes aux démocrates-chrétiens ) Patrico Aylwin est élu président de la République.. Le «gouvernement de transition vers la démocratie» qu’il forme en mars 1991 a pour mission de libérer les institutions de leur carcan autoritaire.


1991 Une. commission parlementaire « pour la Vérité et la Réconciliation »présidée par le sénateur Raul Rettig remet au président de la République une rapport sous les violations des droit de l’homme commises pendant la dictature militaire.


1994 Eduardo Frei, chef de la démocratie-chrétienne, remplace Patrico Aylwin à la tête de la présidence.


1998 Augusto Pinochet est arrêté à Londres à la demande du juge espagnol Baltasar Garzon.


1999 Le socialiste Ricardo Lagos est élu président de la République.


2000 Pinochet rentre au Chili, libre. Le Chili a demandé la levée de son immunité parlementaire en vue d'un éventuel jugement.


2001 Après treize mois d’investigation, la commission Valech remet au président de la République Ricardo Lagos, son rapport sur les tortures commises durant la dictature. Constitué des témoignages de 25 868 personnes ayant été torturées, le rapport constitue la reconnaissance officielle par l’État de pratiques que tout le monde connaissait depuis trente ans.


2006 La socialiste Michelle Bachelet est élue présidente de la République.

Glossaire



11 septembre 1973 : jour du coup d’état militaire mené par le général Augusto Pinochet qui renversa le gouvernement socialiste de Salvador Allende. Une féroce dictature s'installa au Chili pendant dix-sept ans, elle imposa une "migration d'exil" à environ 200.000 personnes.

Alameda : nom donné à l’avenue Bernardo O’Higgins, principale artère de Santiago.

Dina : Direction du renseignement national. Police politique chargée de la répression durant le régime de Pinochet et dénoncée comme ayant été une véritable Gestapo chilienne..

El Mercurio : journal conservateur du Chili.

El Frente ( FPMR ) Front patriotique Manuel Rodriguez. Fondé en 1983 comme branche armée du Parti communiste chilien.

El apagon cultural : vide culturel qui caractérisa les années de dictature.

HCR : Haut Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés

La Liste noire : liste d’opposants au régime recherchés par la police.

Mapu : mouvement issu de l’aile gauche de la Démocratie Chrétienne qui soutint le gouvernement d’Allende.

Mir : mouvement de gauche révolutionnaire. Mouvement d’inspiration guévariste né en 1965 dans le sud du Chili. Il fut avec le Parti communiste l’une des principales victimes de la répression militaire.

OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides. Organisme chargé d'étudier les demandes d'asile politique.

Villa Grimaldi : l’un des principaux centres de détention et de torture sous Pinochet. On estime a 4500 le nombre de personnes qui y furent détenues. Parmi elles, 226 disparurent.

Etranger partout

Si nous classons les hommes en trois catégories : ceux qui se sentent étrangers loin de chez eux, ceux qui se sentent étrangers chez eux et ceux qui se sentent étrangers partout, il faudrait classer les exilés dans cette troisième catégorie, des trois la plus inconfortable. Etre perçu comme «autre » partout où l’on va, est, en effet, une expérience que nombre d’exilés font ou ont fait, surtout lorsque après un long exil ils retournent dans un pays qu’ils ne reconnaissent plus comme étant le leur et où ils sont accueillis comme des étrangers.

La souffrance et le rejet en sont les réactions les plus immédiates, mais il se peut qu’au-delà de cette commotion initiale, les notions de « chez soi », et par conséquent d’ « étranger » perdent leur sens habituel pour en prendre un autre infiniment plus complexe. Pour le sujet ce sens nouveau est souvent difficile à formuler, car il comprend l’ensemble de son parcours sans forcément déboucher sur une idée qui le résume.

C’est probablement là que la littérature à un rôle à jouer. En retraçant l’expérience d’un ou plusieurs exilés, le roman peut parvenir à nous donner une idée de cette absence radicale de chez soi qui caractérise l’exil.

Contretemps est le fruit de cette expérience. D’abord à titre individuel car ce livre a été écrit à un moment de ma vie où il me devenait urgent de savoir qui j’étais. Ensuite à titre collectif, dans la mesure où je savais que la réponse passait forcément par le cataclysme qui représenta pour nous, Chiliens, le coup d’état de 1973. Un cataclysme qui toucha au moins trois générations, la dernière étant née après le putsch.

Quand on passe des idées à la littérature, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu d’exil, mais des exils, très différents les uns des autres. C’est seulement lorsqu’on creuse très profondément l’expérience d’un exil particulier que l’on peut déceler ce que tous les exilés partagent, mais seulement en profondeur, au bout d’un long travail de forage.

Contretemps n’est pas la transcription de mon expérience d’exilé, mais la construction imaginaire qui m’a permis aller au plus profond de cette expérience. Une œuvre d’imagination dont le dispositif est relativement simple, celui d’une opposition qui au cours du temps va s’inverser.

Un jeune homme quitte son pays et rencontre à Paris une femme exilée politique qui, mal à l’aise en France, vit repliée sur son passé. Alors que l’un veut à tout prix oublier son pays et le drame qui s'y déroule, l’autre n’a que ses souvenirs pour survivre et recréer ce qu’elle a perdu, sa patrie lointaine. Si l’un, le narrateur, représente l’oubli, l’autre, Laura, incarne la mémoire. Ce rapport devant paradoxalement s’inverser.

L’ensemble du livre peut donc se lire comme le passage de l’oubli à la mémoire. Quelqu’un qui cherche à tout prix à oublier se verra obligé, non seulement à se souvenir, mais en plus à coucher par écrit son expérience, le résultat étant le livre que le lecteur a entre ses mains.

Le passage du silence à la parole n’est pas ici le fruit d’une prise de conscience politique ou morale, mais la conséquence inattendue d’une relation sentimentale, celle que le jeune homme entretient avec Laura. Si cette relation est complexe, difficile, ambiguë, cela ne tient pas uniquement à leur différence d’âge ou à des ressorts purement psychologiques, Laura représente pour le narrateur ce qu’il veut fuir. A travers elle, il rencontre non seulement l’amour, mais aussi le retour du refoulé, le rapport contradictoire qu’il entretient avec son pays, avec son histoire, ou plus précisément ce qu’il y a de fascination dans son dégoût, d’attirance dans son refus, et surtout d’impossible dans sa volonté de recommencer une nouvelle vie. Il n’y a pas de frontière entre l’ancienne et la nouvelle vie, pas plus qu’entre Paris et Santiago. Le corps de Laura est cet espace indistinct où il se perd et se retrouve tour à tour.

Ces deux expériences qui, comme le titre l’indique, se déroulent à contretemps, vont pourtant déboucher sur un même constat, celui de l’étrangéité radicale. Laura l’assume en ouvrant un restaurant français à Santiago, le narrateur en écrivant son roman en français. A la fin du livre, les deux personnages se retrouveront liés par cela même qui les sépare, le sentiment d’être étrangers partout.

21.4.06

Entretien avec l'auteur

Caroline Verdier : Même si l’action se situe bien des années plus tard, le moment inaugural de Contretemps semble être le coup d’état de 1973. C’est à ce moment-là que la vie des personnages bascule.

Bernardo Toro : Le coup d’état au Chili a été un séisme effroyable dont l’onde de choc a touché au moins trois générations. Même si je n’avais que neuf ans au moment du putsch, j’ai vu autour de moi le monde s’effondrer, d’abord brutalement, puis lentement et de manière insidieuse. De ce jeu de massacre personne n’est sorti indemne. Personnellement, j’en garde un désir permanent de clandestinité, comme si toute participation à la vie sociale « officielle » était une forme de compromission. Que ce sentiment soit absurde ne change rien à l’affaire. La violence du coup d’état a eu aussi des effets de dévoilement, c’est-à-dire de vérité. Je ne suis pas loin de souscrire à la thèse de Freud qui prétendait que la société était le fait d’un crime commis en commun. Ce crime nous l’avons vu, il s’est déroulé sous nos yeux. Les faits sont là, à présent nous les connaissons, mais savons-nous comment ont-ils été subjectivement vécus ? C’est là que la littérature a un rôle à jouer. Fait politique, la dictature est devenue un fait social, familial, individuel, il n’est pas de domaine qui ait échappé à son pouvoir. Loin du cloisonnement que la rationalité impose à l’expérience, le roman capte la vie dans son ensemble, c’est-à-dire dans son hétérogénéité. Politique, sentiments, économie, conflits familiaux, dans la vision subjective tout est inextricablement imbriqué. L’impudeur de la littérature tient moins aux secrets qu’elle révèle qu’aux cloisons qu’elle abat, la réalité semble tout à coup si étrange, si méconnaissable dès qu’elle racontée à partir de la conscience d’un sujet. Toutes les bibliothèques du monde ne sauraient épuiser la richesse d’une seule de nos journées, même si certains livres peuvent nous faire sentir, par instants, cette complexité. C’est ce que j’ai essayé de faire : donner un aperçu de ce que le coup d’état a été pour beaucoup d’entre nous.

Mais votre roman porte surtout sur l’exil.

Oui, il porte sur l’exil et il est porté par lui, en ce sens qu’il est écrit dans une langue d’adoption. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’exil au singulier…

Justement Contretemps met en scène deux personnages dont le rapport à l’exil est totalement opposé. L’un, le narrateur, veut à tout prix s’intégrer à la société française, tandis que l’autre, Laura, s’y refuse. Ce n’est pas simplement une question d’âge…

L’âge y est pour beaucoup, le fait que l’exil ait été choisi ou subi aussi. Mais l’assimilation n’est pas le seul but, à l’opposé on retrouve ce qu’on pourrait appeler le « fantasme de l’étranger ». Laura vit en étrangère en France, la narrateur veut rester étranger à la communauté des exilés. Chacun se veut l’étranger de l’autre. Dans ce refus d’appartenance il y a un rêve d’indépendance, d'immunité, de pureté, qu’il soit accompagné de l’idéalisation d’un ailleurs ou pas. Mais à mes yeux, celui qui incarne le mieux ce fantasme d’extériorité absolue est l’écrivain. Même lorsque son récit est autobiographique, l’auteur en lui aura toujours l’impression de surplomber la scène. Quand le narrateur ramasse le manuscrit qu’il n’a pas donné à lire à Laura, ce fastasme s'effondre subitement, il découvre que son livre n’est pas seulement le témoignage de son expérience, mais son symptôme. Comme Laura, ouvrant à Santiago un bistrot français, pays qu’elle n’était pas loin de détester, le narrateur a écrit
Contretemps pour "rentabiliser" une expérience somme toute assez négative. On n’échappe pas au symptôme, l’exil est avant tout une expérience de dédoublement, de division.

Parlons un peu du titre. Les personnages du roman semblent toujours à contretemps, notamment en ce qui concerne la mémoire. L’un veut oublier quand l’autre tente de se souvenir et inversement. Comment fonctionne ce chassé-croisé entre mémoire et oubli ?

Les rapports entre mémoire et oubli sont trop souvent appréhendés en termes moraux, on parle alors de devoir de mémoire avec tout ce que cela comporte de culpabilité. Nous savons qu’il en va tout autrement, ne serait-ce que parce que la mémoire a une dimension traumatique et l’oubli un effet réparateur. En réalité chaque personne et chaque génération a sa stratégie, laquelle d’ailleurs est vouée à changer au cours du temps. Ce qui est transmis ou omis en termes de mémoire d’une génération à l’autre, voilà ce qui devrait nous faire réfléchir. Lorsque le narrateur quitte le Chili, il ne veut plus entendre parler de politique comme beaucoup de jeunes de sa génération. Or une fois en France l’étrange silence des exilés sur ce chapitre le pousse à y revenir. Pourquoi ce silence ? Que cache-t-il ? La parole de Laura répond à cette attente. Il s’agit d’une parole transgressive, d’une parole de femme dans un milieu où les valeurs idéologiques sont portées par les hommes. Cette levée du secret aura des effets angoissants, mais aussi érotiques sur le narrateur.

Est-ce la raison pour laquelle « le silence se trouve au départ » de l'histoire ?

Pour la génération qui a combattu la dictature au départ et à la fin se trouve l'action politique. Mais pour ma génération au commencement il y a le silence propre à la terreur répressive. A l'opposé de l'image que véhiculent les médias, les dictatures se caractérisent par une paix sociale proche de la mort civique, les faits de violence se déroulant toujours en coulisses. S'il fallait simplifier à tout prix, je dirais que pour la génération qui me précède l'essentiel était d'agir, alors que pour ma génération il s'agirait plutôt de rompre le silence, d'où l'écriture. Mais il s'agit là d'une simplification sans aucune valeur littéraire.
D'une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. C’est contre eux que le roman se débat, grâce à eux qu’il a été écrit. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin. Que dire, que penser, que faire quand l'expérience du socialisme réel tombe en miettes ? Silence. Quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultralibéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres retornados savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire.

20.4.06

à écouter

France Culture Le choix de livres
Entretien avec Tewfik Hakem

L'auteur

Bernardo Toro est né à Santiago du Chili en 1964. Son père, fonctionnaire de l'Université du Chili, a joué un rôle actif dans l’aide aux victimes du régime militaire chilien.

Jeune joueur d'échecs, Bernardo Toro a représenté son pays dans plusieurs compétitions internationales. Lors du Championnat du monde junior à Dortmund en 1980, il a fait match nul contre le champion du Monde Gary Kasparov. Au moment d’abandonner la compétition, il était vice champion sud-américain d'échecs.


En 1983, il décide de quitter son pays afin de poursuivre des études de lettres à Paris. En 1987, il soutient à Paris IV, un mémoire de D.E.A. sur l’œuvre de Marcel Proust. Depuis, il travaille comme professeur de lettres dans la région parisienne.


Entre 1998 et 1993, il dirige la revue d’art et littérature
Lieux extrêmes qui publiera des auteurs de renom tels que Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Jean-Luc Marion, etc.
Il dirige actuellement la revue
Rue Saint Ambroise, publication trimestrielle consacrée à la fiction courte contemporaine.

7.4.06

Notes sur l'écriture

Ecrire à la verticale

Lorsqu’un homme à l’idée insensée de s’enfermer chez lui, d’ouvrir un cahier et de reprendre à la verticale tout ce qui brûle en lui ( pensées, espoirs, souvenirs ), l’existence de la littérature ne lui est d’aucun secours. Le voilà seul devant cette page que personne ne réclame et qu’il s’obstine à écrire. La solitude le tenaille, l’impuissance le guette. D’ailleurs, qu’à-t-il à dire qui n’ait pas déjà été dit ? A quoi bon ces pages, ces faux espoirs, ce temps perdu ? S’il parvient à lever les obstacles en cherchant à tirer quelque profit de ses écrits, il deviendra dans le meilleur des cas un homme de lettres, un littérateur. Mais si malgré l’absence évidente de but, il persiste, c’est sans doute que sa volonté n’y est pour rien. Un besoin inexplicable le pousse, il se doit de lui obéir. Ecrire à la verticale. Aucune activité n’entraîne une pression aussi permanente et involontaire. Aucune retraite méditative ne génère un bruit aussi assourdissant. Bourdonnement sans trêve, magma de mots brûlant sur place, mais sans destinataire apparent, dans une évidence opaque, frontale, continue. Arrivé au moment longtemps repoussé de poser la première lettre, on se rend compte que les mots ne retracent aucune expérience, rien n’a eu lieu qui n’ait lieu sur la page au moment où il écrit.
La littérature, sauf rares exceptions, est une activité horizontale d’exploration, une forme raffinée de divertissement. Rares sont les écrivains qui préfèrent le forage à l’évasion. Ecriture et littérature, souvent confondues, doivent ici être distingués. Alors que la littérature est une échappatoire, l’invention d’un espace ouvert à l’évasion, l’écriture est un assentiment quasi mystique à la pression des mots.
« J’attends qu’il y ait en moi une pression qui me pousse devant le papier, la plume à la main. La pression conduit à tout. Quand j’écris je veux avoir le sentiment de n’être plus moi-même en tant qu’individu, d’être en dehors de toute volonté, mais d’obéir à cette pression. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
L’engagement auprès de l’écriture est impersonnel, si nous entendons par « personne » le nœud de représentations autour duquel se noue le pacte social. Père, mère, fils, fille, ami, amie, vers quelque lieu que nous nous tournons, nous sommes pris dans un rôle. Un mot de trop et le lien est brisé. Notre parole est sous tutelle, y compris dans cet espace bruyant d’échos que nous appelons notre for intérieur.
En guise de liberté de parole, il ne nous reste que cette forme d’aphasie que l’on appelle l’opinion. Et on en use, on en abuse, on se rassemble sans cesse pour partager nos opinions. A la fin, cela fait un bruit assourdissant de chaînes. Qui songe à s’en détacher ? Le jeu ne consiste-t-il pas plutôt à imposer notre opinion ? Certains le croient, pas les écrivains. Les écrivains n’ont pas d’opinion. S’il leur arrive d’en avoir une en tant qu’hommes, ils en ont mille en tant qu’écrivains. C’est-à-dire aucune. Leur parole n’est figée autour d’aucune opinion.
Il y a du silence au fond de chaque écriture, une suspension gênante du régime de l’opinion, une absence gênante de personne en somme qui passe pour de l’immoralité. Qui est-il vraiment, l’écrivain ? Que pense-t-il vraiment ? Où veut-il en venir ? Sa parole ne débouche sur aucune opinion.
Mort de la personne, naissance de l’écrivain. Mort de celui qui est né d’une mère dans la trame serrée du sexe, de la valeur et de la peur de la mort. Naissance de celui qui consent au mouvement impersonnel du verbe d’où tout provient : personnes, histoires et opinions. Mort et naissance donc, et, entre les deux, un reste, une cendre, quelque chose qui ne saurait mourir : le style. On n’échappe pas au style, on ne le cherche pas non plus. Le style n’est ni un ornement ni une griffe individuelle, mais ce qui reste d’une personne quand celle-ci disparaît. Plus sa disparition sera complète, plus son style sera « personnel ». Si le style est la cendre, la personne en est le bois. Il faut que la personne brûle pour que la cendre retombe sur les mots. Mais qui veut d’une telle combustion ? Qui consent à s’offrir en holocauste aux mots ? Et d’abord, s’agit-il d’un choix ou d’une convocation ? Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Nous tenons trop à notre personne pour obéir à un appel aussi saugrenu.
Il y va de l’écriture comme de la parole du Seigneur. Celui qui l’entend ressent moins le privilège que l’écrasante obligation. Ainsi Moïse récriminant le Créateur : « Pourquoi m’as-tu choisi ? Choisis quelqu’un d’autre et efface-moi du livre que tu as écrit ! » Effroi et refus, tous les « appelés » réagissent de la sorte et ce n’est pas un hasard si certains emploient la métaphore de la combustion. « Le Seigneur étendit sa main, toucha ma bouche, et me dit : Je mets présentement mes paroles dans votre bouche. » Jérémie en est si effrayé qu’il décide de se soustraire à sa vocation. « J’ai dit en moi-même, je ne nommerai plus le Seigneur, je ne parlerai plus en son nom. Et en même temps, il s’est allumé au fond de mon cœur un feu brûlant qui s’est renfermé dans mes os, et je suis tombé dans la langueur, n’en pouvant plus supporter la violence. » ( Jér. XX,9 ).
La scène de l’écriture est, bien entendu, autrement plus triviale. Les heures, les mois, les années passent sans qu’aucun doigt ne nous signale. Tout nous est dissuasion. Le sentiment d’absurdité est parfois si aigu qu’il nous pousse à nous trahir. On cherche alors chez les autres ce qui nous manque pour « séduire ». Mais on ne veut pas séduire, on veut simplement faire entendre… Quoi ? Les mots nous manquent et pourtant nous le savons. Parvenus au comble du désespoir, une voix retentît. Est-ce la nôtre ? Le doute persiste, mais il ne va sans commotion. « Soudain, je me suis trouvé dans un état de dédoublement. Il me semblait que le texte m’était dicté. Hallucinant. Visionnaire. Tension pénible, éprouvante. Tout d’un coup les nerfs craquent. Plusieurs jours durant je suis ensuite sans pouvoir travailler. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
Calaferte est alors en train d’écrire Septentrion, livre censuré pendant près de vingt ans où l’on peut lire des passages comme celui-ci : « Ce que je dis gicle de mes entrailles cancéreuses, autopsie du cadavre exsangue, ce que je dis Dieu me le souffle à mesure, cri et chant de détresse qui tiendrait en entier dans un crachat de vitriol… Dieu crache en permanence dans ma bouche profane et il sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Nous nous embrassons tous deux, lèvres jointes, nos langues mélangées. Et je bois ta salive, ô doux Sauveur ! Nous nous tenons entrelacés comme un couple obscène, aux carrefours des impasses humaines. Toi et Moi. Nos corps en feu. »
Le monde, ses enjeux, ses personnages ne sont que des effets de langue, des cristallisations somme toute provisoires. Nous sommes en tant que personnes des participes passés en état de perpétuelle négation. Une goutte de vérité, un souffle du verbe et tout est détruit. L’écriture est cet agent destructeur, son but est moins de raconter le monde que d’en faire sentir l’inconsistance, le défaut de parole qui nous relie.
« Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois que le monde s’en irait en pièces, qu’il sauterait en mille morceaux, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les miettes, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde. » ( Tropique de Cancer, Henry Miller )
Le reste n’est que littérature, c’est à-dire une réponse parmi d’autres à la demande sociale. Le but inavoué de la littérature est et sera toujours de rassembler les morceaux. Même lorsqu’elle se veut subversive, surtout lorsqu’elle prétend choquer l’opinion générale. Une opinion chasse l’autre, ce qui était subversion devient règle. Il importe que tout se résume à une affaire d’opinion. Voilà pourquoi elle semble si ennuyeuse alors même qu’elle nous divertit. Son point de vue, ses personnages, sa temporalité, sa psychologie ne font que reproduire le système de références qui tient le monde rassemblé. En un mot, la littérature est le miroir où la société se regarde vivre, l’idée que la société se fait de ses individus, le mode d’emploi de nos vies, si ce n’est leur livret. Complice de la structure romanesque du monde, le littérateur ne s’aperçoit pas qu’il est en tant qu’auteur le personnage d’un roman qui s’est déjà écrit de lui-même. Inutile d’en ajouter un chapitre de plus, les bibliothèques croulent, la télévision en regorge, un témoignage chasse l’autre, c’est dire si notre société aime se laisser bercer par les histoires qu’elle se raconte, ad nauseam !

Bernardo Toro