21.4.06

Entretien avec l'auteur

Caroline Verdier : Même si l’action se situe bien des années plus tard, le moment inaugural de Contretemps semble être le coup d’état de 1973. C’est à ce moment-là que la vie des personnages bascule.

Bernardo Toro : Le coup d’état au Chili a été un séisme effroyable dont l’onde de choc a touché au moins trois générations. Même si je n’avais que neuf ans au moment du putsch, j’ai vu autour de moi le monde s’effondrer, d’abord brutalement, puis lentement et de manière insidieuse. De ce jeu de massacre personne n’est sorti indemne. Personnellement, j’en garde un désir permanent de clandestinité, comme si toute participation à la vie sociale « officielle » était une forme de compromission. Que ce sentiment soit absurde ne change rien à l’affaire. La violence du coup d’état a eu aussi des effets de dévoilement, c’est-à-dire de vérité. Je ne suis pas loin de souscrire à la thèse de Freud qui prétendait que la société était le fait d’un crime commis en commun. Ce crime nous l’avons vu, il s’est déroulé sous nos yeux. Les faits sont là, à présent nous les connaissons, mais savons-nous comment ont-ils été subjectivement vécus ? C’est là que la littérature a un rôle à jouer. Fait politique, la dictature est devenue un fait social, familial, individuel, il n’est pas de domaine qui ait échappé à son pouvoir. Loin du cloisonnement que la rationalité impose à l’expérience, le roman capte la vie dans son ensemble, c’est-à-dire dans son hétérogénéité. Politique, sentiments, économie, conflits familiaux, dans la vision subjective tout est inextricablement imbriqué. L’impudeur de la littérature tient moins aux secrets qu’elle révèle qu’aux cloisons qu’elle abat, la réalité semble tout à coup si étrange, si méconnaissable dès qu’elle racontée à partir de la conscience d’un sujet. Toutes les bibliothèques du monde ne sauraient épuiser la richesse d’une seule de nos journées, même si certains livres peuvent nous faire sentir, par instants, cette complexité. C’est ce que j’ai essayé de faire : donner un aperçu de ce que le coup d’état a été pour beaucoup d’entre nous.

Mais votre roman porte surtout sur l’exil.

Oui, il porte sur l’exil et il est porté par lui, en ce sens qu’il est écrit dans une langue d’adoption. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’exil au singulier…

Justement Contretemps met en scène deux personnages dont le rapport à l’exil est totalement opposé. L’un, le narrateur, veut à tout prix s’intégrer à la société française, tandis que l’autre, Laura, s’y refuse. Ce n’est pas simplement une question d’âge…

L’âge y est pour beaucoup, le fait que l’exil ait été choisi ou subi aussi. Mais l’assimilation n’est pas le seul but, à l’opposé on retrouve ce qu’on pourrait appeler le « fantasme de l’étranger ». Laura vit en étrangère en France, la narrateur veut rester étranger à la communauté des exilés. Chacun se veut l’étranger de l’autre. Dans ce refus d’appartenance il y a un rêve d’indépendance, d'immunité, de pureté, qu’il soit accompagné de l’idéalisation d’un ailleurs ou pas. Mais à mes yeux, celui qui incarne le mieux ce fantasme d’extériorité absolue est l’écrivain. Même lorsque son récit est autobiographique, l’auteur en lui aura toujours l’impression de surplomber la scène. Quand le narrateur ramasse le manuscrit qu’il n’a pas donné à lire à Laura, ce fastasme s'effondre subitement, il découvre que son livre n’est pas seulement le témoignage de son expérience, mais son symptôme. Comme Laura, ouvrant à Santiago un bistrot français, pays qu’elle n’était pas loin de détester, le narrateur a écrit
Contretemps pour "rentabiliser" une expérience somme toute assez négative. On n’échappe pas au symptôme, l’exil est avant tout une expérience de dédoublement, de division.

Parlons un peu du titre. Les personnages du roman semblent toujours à contretemps, notamment en ce qui concerne la mémoire. L’un veut oublier quand l’autre tente de se souvenir et inversement. Comment fonctionne ce chassé-croisé entre mémoire et oubli ?

Les rapports entre mémoire et oubli sont trop souvent appréhendés en termes moraux, on parle alors de devoir de mémoire avec tout ce que cela comporte de culpabilité. Nous savons qu’il en va tout autrement, ne serait-ce que parce que la mémoire a une dimension traumatique et l’oubli un effet réparateur. En réalité chaque personne et chaque génération a sa stratégie, laquelle d’ailleurs est vouée à changer au cours du temps. Ce qui est transmis ou omis en termes de mémoire d’une génération à l’autre, voilà ce qui devrait nous faire réfléchir. Lorsque le narrateur quitte le Chili, il ne veut plus entendre parler de politique comme beaucoup de jeunes de sa génération. Or une fois en France l’étrange silence des exilés sur ce chapitre le pousse à y revenir. Pourquoi ce silence ? Que cache-t-il ? La parole de Laura répond à cette attente. Il s’agit d’une parole transgressive, d’une parole de femme dans un milieu où les valeurs idéologiques sont portées par les hommes. Cette levée du secret aura des effets angoissants, mais aussi érotiques sur le narrateur.

Est-ce la raison pour laquelle « le silence se trouve au départ » de l'histoire ?

Pour la génération qui a combattu la dictature au départ et à la fin se trouve l'action politique. Mais pour ma génération au commencement il y a le silence propre à la terreur répressive. A l'opposé de l'image que véhiculent les médias, les dictatures se caractérisent par une paix sociale proche de la mort civique, les faits de violence se déroulant toujours en coulisses. S'il fallait simplifier à tout prix, je dirais que pour la génération qui me précède l'essentiel était d'agir, alors que pour ma génération il s'agirait plutôt de rompre le silence, d'où l'écriture. Mais il s'agit là d'une simplification sans aucune valeur littéraire.
D'une manière générale, l’histoire du roman est encadrée par deux silences parfaitement repérables historiquement : début 80 et fin 90. C’est contre eux que le roman se débat, grâce à eux qu’il a été écrit. Le premier silence correspond à l’effondrement des idéaux révolutionnaires dont le moment culminant sera la chute du mur de Berlin. Que dire, que penser, que faire quand l'expérience du socialisme réel tombe en miettes ? Silence. Quant au deuxième, il survient au moment où la gauche va devoir souscrire au projet ultralibéral hérité de Pinochet. C’est la fin du livre, un moment social très dur, Laura et les autres retornados savent qu’ils n’ont pas le choix, ils doivent chercher à s’intégrer au système et tirer un trait sur le passé. Il s’agit d’un pacte de silence féroce qui porte sur le parcours de toute une génération. Comment sommes-nous passés de la société progressiste et libertaire des années 70 à la société d’aujourd’hui ? Quiconque essaie de raconter cette histoire sent aussitôt le poids du silence, il est énorme et traversé de part en part par une dictature sanglante qui nous a appris à nous taire.

20.4.06

à écouter

France Culture Le choix de livres
Entretien avec Tewfik Hakem

L'auteur

Bernardo Toro est né à Santiago du Chili en 1964. Son père, fonctionnaire de l'Université du Chili, a joué un rôle actif dans l’aide aux victimes du régime militaire chilien.

Jeune joueur d'échecs, Bernardo Toro a représenté son pays dans plusieurs compétitions internationales. Lors du Championnat du monde junior à Dortmund en 1980, il a fait match nul contre le champion du Monde Gary Kasparov. Au moment d’abandonner la compétition, il était vice champion sud-américain d'échecs.


En 1983, il décide de quitter son pays afin de poursuivre des études de lettres à Paris. En 1987, il soutient à Paris IV, un mémoire de D.E.A. sur l’œuvre de Marcel Proust. Depuis, il travaille comme professeur de lettres dans la région parisienne.


Entre 1998 et 1993, il dirige la revue d’art et littérature
Lieux extrêmes qui publiera des auteurs de renom tels que Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Jean-Luc Marion, etc.
Il dirige actuellement la revue
Rue Saint Ambroise, publication trimestrielle consacrée à la fiction courte contemporaine.

7.4.06

Notes sur l'écriture

Ecrire à la verticale

Lorsqu’un homme à l’idée insensée de s’enfermer chez lui, d’ouvrir un cahier et de reprendre à la verticale tout ce qui brûle en lui ( pensées, espoirs, souvenirs ), l’existence de la littérature ne lui est d’aucun secours. Le voilà seul devant cette page que personne ne réclame et qu’il s’obstine à écrire. La solitude le tenaille, l’impuissance le guette. D’ailleurs, qu’à-t-il à dire qui n’ait pas déjà été dit ? A quoi bon ces pages, ces faux espoirs, ce temps perdu ? S’il parvient à lever les obstacles en cherchant à tirer quelque profit de ses écrits, il deviendra dans le meilleur des cas un homme de lettres, un littérateur. Mais si malgré l’absence évidente de but, il persiste, c’est sans doute que sa volonté n’y est pour rien. Un besoin inexplicable le pousse, il se doit de lui obéir. Ecrire à la verticale. Aucune activité n’entraîne une pression aussi permanente et involontaire. Aucune retraite méditative ne génère un bruit aussi assourdissant. Bourdonnement sans trêve, magma de mots brûlant sur place, mais sans destinataire apparent, dans une évidence opaque, frontale, continue. Arrivé au moment longtemps repoussé de poser la première lettre, on se rend compte que les mots ne retracent aucune expérience, rien n’a eu lieu qui n’ait lieu sur la page au moment où il écrit.
La littérature, sauf rares exceptions, est une activité horizontale d’exploration, une forme raffinée de divertissement. Rares sont les écrivains qui préfèrent le forage à l’évasion. Ecriture et littérature, souvent confondues, doivent ici être distingués. Alors que la littérature est une échappatoire, l’invention d’un espace ouvert à l’évasion, l’écriture est un assentiment quasi mystique à la pression des mots.
« J’attends qu’il y ait en moi une pression qui me pousse devant le papier, la plume à la main. La pression conduit à tout. Quand j’écris je veux avoir le sentiment de n’être plus moi-même en tant qu’individu, d’être en dehors de toute volonté, mais d’obéir à cette pression. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
L’engagement auprès de l’écriture est impersonnel, si nous entendons par « personne » le nœud de représentations autour duquel se noue le pacte social. Père, mère, fils, fille, ami, amie, vers quelque lieu que nous nous tournons, nous sommes pris dans un rôle. Un mot de trop et le lien est brisé. Notre parole est sous tutelle, y compris dans cet espace bruyant d’échos que nous appelons notre for intérieur.
En guise de liberté de parole, il ne nous reste que cette forme d’aphasie que l’on appelle l’opinion. Et on en use, on en abuse, on se rassemble sans cesse pour partager nos opinions. A la fin, cela fait un bruit assourdissant de chaînes. Qui songe à s’en détacher ? Le jeu ne consiste-t-il pas plutôt à imposer notre opinion ? Certains le croient, pas les écrivains. Les écrivains n’ont pas d’opinion. S’il leur arrive d’en avoir une en tant qu’hommes, ils en ont mille en tant qu’écrivains. C’est-à-dire aucune. Leur parole n’est figée autour d’aucune opinion.
Il y a du silence au fond de chaque écriture, une suspension gênante du régime de l’opinion, une absence gênante de personne en somme qui passe pour de l’immoralité. Qui est-il vraiment, l’écrivain ? Que pense-t-il vraiment ? Où veut-il en venir ? Sa parole ne débouche sur aucune opinion.
Mort de la personne, naissance de l’écrivain. Mort de celui qui est né d’une mère dans la trame serrée du sexe, de la valeur et de la peur de la mort. Naissance de celui qui consent au mouvement impersonnel du verbe d’où tout provient : personnes, histoires et opinions. Mort et naissance donc, et, entre les deux, un reste, une cendre, quelque chose qui ne saurait mourir : le style. On n’échappe pas au style, on ne le cherche pas non plus. Le style n’est ni un ornement ni une griffe individuelle, mais ce qui reste d’une personne quand celle-ci disparaît. Plus sa disparition sera complète, plus son style sera « personnel ». Si le style est la cendre, la personne en est le bois. Il faut que la personne brûle pour que la cendre retombe sur les mots. Mais qui veut d’une telle combustion ? Qui consent à s’offrir en holocauste aux mots ? Et d’abord, s’agit-il d’un choix ou d’une convocation ? Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Nous tenons trop à notre personne pour obéir à un appel aussi saugrenu.
Il y va de l’écriture comme de la parole du Seigneur. Celui qui l’entend ressent moins le privilège que l’écrasante obligation. Ainsi Moïse récriminant le Créateur : « Pourquoi m’as-tu choisi ? Choisis quelqu’un d’autre et efface-moi du livre que tu as écrit ! » Effroi et refus, tous les « appelés » réagissent de la sorte et ce n’est pas un hasard si certains emploient la métaphore de la combustion. « Le Seigneur étendit sa main, toucha ma bouche, et me dit : Je mets présentement mes paroles dans votre bouche. » Jérémie en est si effrayé qu’il décide de se soustraire à sa vocation. « J’ai dit en moi-même, je ne nommerai plus le Seigneur, je ne parlerai plus en son nom. Et en même temps, il s’est allumé au fond de mon cœur un feu brûlant qui s’est renfermé dans mes os, et je suis tombé dans la langueur, n’en pouvant plus supporter la violence. » ( Jér. XX,9 ).
La scène de l’écriture est, bien entendu, autrement plus triviale. Les heures, les mois, les années passent sans qu’aucun doigt ne nous signale. Tout nous est dissuasion. Le sentiment d’absurdité est parfois si aigu qu’il nous pousse à nous trahir. On cherche alors chez les autres ce qui nous manque pour « séduire ». Mais on ne veut pas séduire, on veut simplement faire entendre… Quoi ? Les mots nous manquent et pourtant nous le savons. Parvenus au comble du désespoir, une voix retentît. Est-ce la nôtre ? Le doute persiste, mais il ne va sans commotion. « Soudain, je me suis trouvé dans un état de dédoublement. Il me semblait que le texte m’était dicté. Hallucinant. Visionnaire. Tension pénible, éprouvante. Tout d’un coup les nerfs craquent. Plusieurs jours durant je suis ensuite sans pouvoir travailler. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
Calaferte est alors en train d’écrire Septentrion, livre censuré pendant près de vingt ans où l’on peut lire des passages comme celui-ci : « Ce que je dis gicle de mes entrailles cancéreuses, autopsie du cadavre exsangue, ce que je dis Dieu me le souffle à mesure, cri et chant de détresse qui tiendrait en entier dans un crachat de vitriol… Dieu crache en permanence dans ma bouche profane et il sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Nous nous embrassons tous deux, lèvres jointes, nos langues mélangées. Et je bois ta salive, ô doux Sauveur ! Nous nous tenons entrelacés comme un couple obscène, aux carrefours des impasses humaines. Toi et Moi. Nos corps en feu. »
Le monde, ses enjeux, ses personnages ne sont que des effets de langue, des cristallisations somme toute provisoires. Nous sommes en tant que personnes des participes passés en état de perpétuelle négation. Une goutte de vérité, un souffle du verbe et tout est détruit. L’écriture est cet agent destructeur, son but est moins de raconter le monde que d’en faire sentir l’inconsistance, le défaut de parole qui nous relie.
« Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois que le monde s’en irait en pièces, qu’il sauterait en mille morceaux, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les miettes, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde. » ( Tropique de Cancer, Henry Miller )
Le reste n’est que littérature, c’est à-dire une réponse parmi d’autres à la demande sociale. Le but inavoué de la littérature est et sera toujours de rassembler les morceaux. Même lorsqu’elle se veut subversive, surtout lorsqu’elle prétend choquer l’opinion générale. Une opinion chasse l’autre, ce qui était subversion devient règle. Il importe que tout se résume à une affaire d’opinion. Voilà pourquoi elle semble si ennuyeuse alors même qu’elle nous divertit. Son point de vue, ses personnages, sa temporalité, sa psychologie ne font que reproduire le système de références qui tient le monde rassemblé. En un mot, la littérature est le miroir où la société se regarde vivre, l’idée que la société se fait de ses individus, le mode d’emploi de nos vies, si ce n’est leur livret. Complice de la structure romanesque du monde, le littérateur ne s’aperçoit pas qu’il est en tant qu’auteur le personnage d’un roman qui s’est déjà écrit de lui-même. Inutile d’en ajouter un chapitre de plus, les bibliothèques croulent, la télévision en regorge, un témoignage chasse l’autre, c’est dire si notre société aime se laisser bercer par les histoires qu’elle se raconte, ad nauseam !

Bernardo Toro